Les mots du politique et de la contestation

Dans son film, Le temps des camarades, le cinéaste marocain Chrif Tribak, qui témoigne d’une grande attention aux faits de langues, met en scène de magnifiques scènes de joutes verbales entre étudiants marxistes et étudiants islamistes à l’Université de Fès dans les années 1980-1990. Pendant ces joutes, qu’on imagine sans peine durer des heures, ces jeunes étudiants s’affrontent dans ce qu’un linguiste arabisant un peu pédant appellerait « afsah al lugha », i.e. un arabe classique très relevé. Et de fait, le langage du politique dans le monde arabe s’est le plus souvent exprimé si ce n’est en arabe classique, du moins en arabe standard.



Bien sûr, les monarques ou les présidents savaient s’adresser au peuple, en temps utile, dans un savant mélange de « dialectal » et de fusha et les discussions politiques relevaient plutôt d’un arabe mixte ou médian. Mais si un domaine dans les médias semblaient résister à la progression irrésistible de l’arabe dialectal, c’est bien le journal et ses informations. On ne pouvait parler de choses sérieuses que dans des langues sérieuses.

Aujourd’hui, comme tout le monde, je ne résiste pas à aller voir « les manifs » du 20 février ou du 20 mars au Maroc, je surfe sur Facebook et autres sites pour suivre les infos en Tunisie, en Egypte, au Yémen, etc. Je constate, comme tout le monde, la circulation transfrontalière des slogans et surtout la pluralité linguistique de la contestation politique : le « dégage » tunisien qui semble faire maintenant partie du registre contestataire arabophone y compris chez les non-francophones (enfin un succès de la francophonie !!), le « kifaaya » égyptien reconverti en « barakaa » au Maroc, le « out » anglophone qui s’affiche au Maghreb, les slogans écrits en anglais, français, arabe standard, darija et tifinagh, les discussions sur internet pour ou contre le mouvement, les émissions politiques de télévisions qui se relâchent, il y a de quoi faire pour un linguiste. Que de combinaisons improbables qui auraient semblé inimaginables il y a encore quelques mois : femmes en noir salafistes avec des panneaux écrits en tifinagh, le rappeur Bigg dont la chanson al-khouf « la peur » a été en son temps un symbole de revendication de liberté qui chante aujourd’hui en darija pour défendre la monarchie, pendant que les rockeurs-rappeurs de Hoba Hoba spirit chantent en arabe littéraire pour défendre iradat ach-cha3ab, « la volonté du peuple » et appeler à la démocratie en s’inspirant d’un poème du célèbre poète tunisien Abou El Kacem Chebbi, dont les deux premiers vers ont été intégré à l’hymne national tunisien en Juin 1955 !

De cette cocotte bouillonnante, on retiendra que le plurilinguisme est un phénomène de société de plus en plus ancré, qu’il permet de multiplier les combinaisons et de ce fait décuple les possibilités d’expression dont l’humour. Alors sachons prêter une attention « sérieuse » aux mots des sociétés.
Catherine Miller, 11 avril 2011

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